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Les Éditions de l’Œil
Avoir l’œil aux aguets. Cligner de l’œil, faire de l’œil ou même taper dans l’œil. Faire les yeux ronds, puis les yeux doux... Avoir l’œil, et le bon, ne pas avoir froid aux yeux sans avoir peur de se rincer l’œil de temps en temps, garder les yeux grands ouverts ou encore jeter un œil. Tout est question de regard, ce regard que nous voulons promeneur sur la création vivante dans le monde. C’est ainsi que les éditions de l’Œil s’espèrent passeurs d’images, d’idées, d’arts et d’artistes.

ARTICLE 020 - 01.09.2025
Nadav Lapid - Description d'un combat
Un livre d'entretien, sous la direction de Morgan Pokée à paraître le 15 septembre... deux jours avant la sortie du nouveau long métrage du cinéaste, Oui.
VOICI L'INTRODUCTION
par Morgan Pokée, directeur d'ouvrage
NOTRE MUSIQUE
« Je ne voulais pas être pianiste,
je voulais être le piano. »
Y. dans Oui
Ce livre s’est conçu dans une forme d’urgence propre au cinéma de Nadav Lapid, correspondant aux quelques semaines entre la découverte de son nouveau long métrage Oui et sa sortie en salles en France. Les entretiens avec le réalisateur se sont déroulés les jours précédant la présentation du film à la Quinzaine des Cinéastes au Festival de Cannes, alors qu’il était en pleine finalisation du DCP. Nous tenions à une certaine virginité des échanges, tant nous savons que la parole des réalisateurs peut finir par s’abîmer dans une logique promotionnelle incessante et se noyer, sollicitations après sollicitations, dans les eaux sans fond du ressassement et de l’épuisement. Nous avons pris la décision de nous retrouver uniquement trois fois à Paris, comme les trois chapitres qui ponctuent Oui, fil rouge de notre discussion qui couvrirait l’ensemble des quatorze films qu’il a réalisés à ce jour. Et toujours à l’instar de cette nouvelle œuvre, d’éclater, si possible, le rapport au temps de la forme classique de l’entretien rétrospectif. Décision a également été prise d’ouvrir ce livre à d’autres paroles : outre les contributions des cinéastes Patricia Mazuy, Antoine Barraud et Radu Jude, nous avons conversé avec les plus proches collaboratrices et collaborateurs du réalisateur : la productrice Judith Lou Lévy qui l’accompagne depuis Le Genou d’Ahed ; Haïm Lapid, co-scénariste officieux et officiel au gré des projets et, par ailleurs, père du réalisateur ; Shai Goldman, directeur de la photographie et fidèle parmi les fidèles depuis Le Policier ; Raphaël Vandenbussche, directeur de la photographie du court métrage La Première ; la monteuse, Nili Feller, qui collabore avec Nadav depuis Le Genou d’Ahed ; Aviv Aldema qui conçoit et façonne le son des films de Lapid depuis près de quinze ans. Ces entretiens ouvrent la voie à la description d’une méthode, certes remodelée par les contraintes du présent, mais définie par une intensité qui va se décliner sur l’intégralité des différentes étapes de la réalisation d’un film.
« Tout ce que vous allez voir est vrai. Les événements ont eu lieu. Les personnages ont existé. Le côté répétitif vient de la vie. Faites juste attention au style. » avait lancé Y., dans Le Genou d’Ahed, aux quelques spectateurs présents avant la projection de son film, dans une salle décrépite de la bibliothèque d’un village dépeuplé.
Il faut toujours prendre au mot les personnages de Nadav Lapid, trouvant le carburant de ses fictions dans sa propre vie. Au printemps 2018, le cinéaste israélien avait effectivement été invité au cœur du désert infini de l’Arava afin de présenter L’Institutrice. Centré sur la fascination, démesurément bienveillante, d’une institutrice pour le don inouï pour la poésie d’un de ses élèves de 5 ans, ce deuxième long métrage, présenté à la Semaine de la Critique en 2014, voyait déjà Lapid rebattre les cartes de son parcours personnel pour mieux les plonger dans le grand bain du cinéma. Né en 1975 à Tel Aviv, Nadav Lapid grandit auprès de parents dont la cinéphilie s’est construite autour du cinéaste David Perlov, auteur d’À Jérusalem (1963) et de Journal (1973-1983), et qui ont accompagné le parcours artistique de leur fils. Son père, Haïm Lapid, ancien enseignant en psychologie sociale et comportementale devenu écrivain, s’implique rapidement dans ses scénarios, tandis que sa mère, Era Lapid, grande monteuse du cinéma israélien décédée en juin 2018, a été d’une importance cruciale dans l’étape méticuleuse que constitue le montage de ses films. Avant d’être cinéaste, Nadav Lapid a connu plusieurs vies : il a été, tour à tour, poète – une centaine de poèmes composés entre l’âge de 4 et 7 ans, militaire travaillant dans le renseignement israélien, furtivement étudiant en philosophie et en Histoire à l’Université de Tel Aviv, puis journaliste sportif et culturel, avant d’entendre, tel Jeanne d’Arc, des voix lui intimant de quitter prestement Israël, ce pays « maudit et foutu » et d’atterrir en France, sans papier ni travail mais fasciné par Napoléon Bonaparte, Zinédine Zidane et Jean-Luc Godard. Il y découvre le cinéma – et notamment la modernité européenne : la Nouvelle Vague, Rainer Werner Fassbinder, Chantal Akerman ou encore Pier Paolo Pasolini – grâce à la rencontre avec le dénommé Emile. Celui absent du moyen métrage La Petite Amie d’Emile, puis celui incarné par Quentin Dolmaire dans Synonymes, troisième long métrage de Lapid auréolé de l’Ours d’or au Festival de Berlin en 2019, qui revient directement sur les années parisiennes du cinéaste. Suite à sa décision de ne plus jamais prononcer un mot d’hébreu, il y explore notamment son apprentissage obsessionnel de la langue française grâce à un Micro Robert de poche. Après des études de littérature à Paris 8 et échouant de peu au concours de La Fémis, Nadav Lapid décide de tourner le dos à la France et de rentrer en 2001 au pays suite à la proposition d’un éditeur israélien de publier son unique recueil de nouvelles intitulé Danse encore. Il intègre alors l’école de cinéma Sam Spiegel à Jérusalem, filme durant ses week-ends près de sept cents mariages – activité au cœur de son moyen métrage Journal d’un photographe de mariage – et réalise, au sein de cette école, son premier court métrage, Mahmoud travaille dans l’industrie, révélateur des contradictions irrésolues du présent que son cinéma s’évertuera à faire entrer en collision dans un geste relevant autant de la lucidité politique que de la pure frontalité esthétique. Un réalisateur, entouré de son équipe, y pose des questions intrusives au dénommé Mahmoud qui nettoie les toilettes des étudiants de l’école de cinéma. Dévoilement progressif des rapports ambigus, voire conflictuels, entre le filmeur, le filmé, la caméra et le lieu ; manipulation par le réalisateur de la langue et de la vitesse d’élocution de la parole ; surgissement de la vérité de l’instant du tournage : tout – ou presque – de l’œuvre à venir de Lapid semble en germe dans les deux minutes et cinquante secondes que dure le film. Réalisé au cours de la seconde Intifada, Road, deuxième court métrage de Nadav Lapid, enfonce le clou d’un cinéma revêche constitué de chocs frontaux, éthiques et esthétiques, vomissant la violence systémique de son pays. Les mots s’y révèlent être une matière combustible, une prière autant qu’un chant, une ncantation qui peut prendre feu et immoler le plan. Lors de la présentation de Road en 2005 au Festival de Berlin, Nadav Lapid a l’occasion de visiter une exposition sur les aspects esthétiques de la terreur politique durant les actes du groupe Baader-Meinhof en Europe. Fasciné par les différents manifestes écrits par ses membres contre les injustices sociales de l’Allemagne des années 1970, le cinéaste israélien songe à la transposition possible de tels questionnements dans son pays en proie à des inégalités criantes. Dans Le Policier, son premier long métrage réalisé en 2011, Nadav Lapid remet en question frontalement la pertinence du concept de « lutte interne » – concept qui se trouvait, par ailleurs, aller à l’encontre du plus profond tabou israélien, à savoir la cohésion nationale nécessaire et fondamentale entre les Israéliens contre l’ennemi extérieur désigné : le peuple palestinien. Le Policier peignait déjà littéralement Israël en un organisme maladivement irréconciliable tout en sondant intimement le motif qui traverse les films de Lapid jusqu’à ce jour : « l’âme israélienne ».
Après l’enfant-poète de L’Institutrice, après le jeune homme tourbillonnant de Synonymes, après le cinéaste sans corps du Genou d’Ahed, l’alter ego de Lapid est désormais, dans Oui, un musicien de jazz précaire qui dit oui à une mission de la plus haute importance : mettre en musique un nouvel hymne israélien. Comment aujourd’hui continuer à être artiste face à l’horreur du présent ? Fausse question pour Y. qui prend à cœur son rôle de larbin prêt à toutes les soumissions, jusqu’à lécher littéralement les bottes des « piliers de la société ». Réelle interrogation pour le cinéaste qui filme son propre pays, responsable de l’anéantissement de Gaza et du génocide de sa population suite aux attaques tragiques du 7 octobre. Question qui traverse in fine ce livre. Si Nadav Lapid a « le désir de prendre tous les Israéliens, de les réunir dans une unique salle de cinéma, face à un énorme écran, avec une image incroyable et un son fou, et de les secouer avec [sa] caméra, jusqu’à ce qu’ils ouvrent leurs yeux, qu’ils voient et qu’ils comprennent », c’est après avoir dépassé les valeurs promues par Israël et inventé ses propres règles en stylisant son vécu. Depuis son premier court métrage, le cinéaste a littéralement fait de sa vie une matière à façonner : non pas subir son destin, mais l’esthétiser en le travaillant, comme une partition inachevée que l’on compose sans cesse. Accompli, le cinéaste a ainsi concentré et transformé son existence en une filmographie d’une intensité vitale, comme autant d’œuvres d’art. Le titre de son dernier film, Oui, est alors peut-être à prendre au sens de dire oui : une affirmation à la vie dans sa totalité, jusque dans ses aspects les plus tragiques. Nadav Lapid, cinéaste nietzschéen ?
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