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ARTICLE 010 - 21.05.2025

Ainsi commencent-ils

Quatre films, quatre incipit par Pierre Gabaston, à paraître le 30 mai


Extrait !


 

Il y a quelque incongruité à parler d’incipit à propos des premiers plans d’un film. Non pas tant relativement à l’étymologie du mot (3e pers. sing. indic. de incipere, « commencer »), qu’à l’usage historique et convenu qui le cerne pour lui faire désigner les premiers mots d’un ouvrage. Ouvrons le Littré : « /in-si-pit/ s.m. Terme de paléographie. Se dit des premiers mots par lequel commence un manuscrit. Citer l’incipit des ouvrages dans un catalogue. »


« Un chahut de camions chargés de fusils couvrait Madrid tendue dans la nuit d’été. » La première phrase de L’Espoir reprend l’image emblématique qu’André Malraux tient pour la plus représentative des conflits de son temps. Ce camion hérissé de fusils qui transporte des hommes sur le front de leurs aspirations. Les camions foncent pour fournir des armes à ceux qui s’apprêtent à jouer une pièce héroïque : défendre leur capitale. Ils ne passeront pas ! À l’aube de son récit, en même temps qu’une image, le narrateur enregistre un son, signe que la riposte au soulèvement franquiste s’organise : enfin ! La nuit chaude est sa complice.

L’Histoire sidère le début de l’histoire. Arrivé juste à temps, le témoin engagé avait choisi son camp. In media res, il raccroche son histoire à l’Histoire.


« Rideau de nuages. »

« J’ai toujours réagi fortement à cette expression – évocatrice d’un espace scénique élargi aux proportions de l’infini – quand je la lisais, marquant la césure entre deux tableaux, dans le livret d’une œuvre de ­Wagner ou de tout autre musicien attaché comme le fut l’illustre

ami de Nietzsche à mettre l’opéra au service d’une mythologie. »

« Rideau de nuages. » ouvre Fourbis, le deuxième tome de La Règle du jeu, l’essai autobiographique de Michel Leiris ; guichet, en quelque sorte, grâce auquel l’auteur

passe un contrat avec son lecteur admis dans un univers retranché du courant des choses.

« Rideau de nuages. » se comprend aussi comme les paupières de l’auteur à son réveil. Fourbis est un éveil. Leiris lève progressivement le rideau sur la scène du théâtre de sa mythologie personnelle, recomposée avec des mots. Et pour écrire Fourbis, l’ancien surréaliste (passé du côté de Georges Bataille) réveille des écrits laissés en sommeil.


À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie se donne comme un roman, roman est son sous-titre. Et cependant, Hervé Guibert, son auteur, attaque son texte par un aveu brutal, impudique, tenu secret ordinairement ; puis se ravise : « J’ai eu le sida pendant trois mois. Plus exactement,

j’ai cru pendant trois mois que j’étais condamné par cette maladie mortelle qu’on appelle le sida. » Hervé Guibert mourra du sida la même année que Leiris. Ses jours étaient bel et bien comptés quand il décide d’entreprendre la rédaction de la chronique de sa mort annoncée. Sa mort comme horizon indépassable de ses pages accomplit tragiquement la rédaction d’une autobiographie. Sa mort déjà là quand il écrit n’est pas du roman. Aucune fiction soit-elle ne pourra renverser cet ordre des choses. L’espoir trahi par cet ami qui abusa de sa crédulité en lui promettant un médicament miracle contient le texte dans une sorte d’eucharistie. Hervé Guibert s’expose. Ceci est son corps, ceci est son texte qui n’est pas une fiction ni tout à fait de la réalité, un texte qui se développe au moment où se vivent les événements.


« / Les soldats, casqués, jambes ouvertes, foulent, muscles retenus, les nouveau-nés emmaillotés dans les châles écarlates, violets : les bébés roulent hors des bras des femmes accroupies sur les tôles mitraillées des G.M.C. ; le chauffeur repousse avec son poing libre

une chèvre projetée dans la cabine ; / au col Ferkous, une section du RIMA traverse la piste ; les soldats sautent hors des camions ; ceux du RIMA se couchent sur la caillasse, la tête appuyée contre les pneus criblés de silex, d’épines, dénudent le haut de leur corps

ombragé par le garde-boue. »

Une voix sourde au débit régulier, rien ne semble plus pouvoir l’arrêter, dit, sans affèterie rhétorique, l’horreur d’un monde où l’oppression coloniale rejoue la scène du massacre des Innocents. Pierre Guyotat est seul sur la scène du théâtre de l’Odéon (1) .Il lit le début de son deuxième roman, Éden, Éden, Éden. La théâtralité de la lecture, ce jour-là murmurée, une autre fois hurlée, ranime l’oralité de sa langue en lutte contre le roman. L’auteur veut nous faire entendre l’épopée qu’il a écrite en restituant tous ses détails. Tous ses détails.

Mots dans leur langue, incipit maintenus dans leur rythme prévu, préservés dans leur version originale où la grammaire aurait deux ou trois choses à nous dire de leur flexion furtive. Longtemps, un incipit sur un écran me toucha de bonheur ; depuis ce jour lointain où il m’arracha de mon siège. Fait d’images et de sons, il me dérouta d’un grand bond transocéanique, me remplissant, aussi, d’une essence précieuse dont je savais déjà qu’elle n’était pas en moi. Comment l’appréhender, retenir sa volupté, la comprendre ?

Revoir cette ouverture ? Pas seulement : l’écrire.

Le blanc du départ. Le saut dans le vide. L’origine qui échappe. Comment commencer ? Ainsi que les premiers mots, les premiers plans instaurent.

Et parfois, restaurent.


(1) « Les Carrefours de l’Odéon » lui consacrent le 9 février 2002 leur dernière rencontre : Itinéraire de Pierre Guyotat.





AINSI COMMENCENT-ILS

Incipit sur un écran

Un livre de Pierre Gabaston

12,5 x 17,5 cm / 128 pages / parution le 30 mai 2025


EN PRÉVENTE

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